Comment retrouver en soi l'étincelle de l'énergie et le courage de l'action ?
Comment passer de l’état de sidération après un évènement traumatisant à celui de l’acceptation, retrouver l’étincelle de l’énergie et le courage de l’action ? Dans le cas de la famille d’Hémery, comment transformer une hécatombe forestière en puissant geste créatif ? C’est le défi relevé avec brio par Elisabeth et Philippe d’Hémery après le passage ravageur de la tempête Martin dans leur domaine de l’Abrègement. Ils ont su très rapidement s’appuyer sur cet évènement aussi inattendu que violent pour réécrire un futur à ce domaine, dans la famille depuis des siècles.
La nuit qui bouleverse tout
Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1999, la tempête Martin ravage une partie de la France, la Charente est particulièrement touchée. A Bioussac, dans le nord-Charente, la violence du vent s’acharne sur tout ce qui se trouve sur son passage dont la grande futaie du parc de l’Abrègement, plus de 15000 chênes pour la plupart plantés en 1750 par Olivier Mathurin d’Hémery, aïeul des actuels propriétaires. Des arbres étant tombés sur la petite route départementale longeant le domaine, les d’Hémery accueillent 10 personnes qu’ils logent pour la nuit au château après avoir improvisé un repas de “pasta” sans électricité. “C’était très sympathique, cela nous a permis de ne pas trop penser à ce qui se passait dehors” confie Philippe d’Hémery avec un sens de la litote certain. Mais au petit matin, la famille d’Hémery découvre une vision d’apocalypse. La querceraie git à terre dans un enchevêtrement à peine imaginable. Impossible d’ailleurs d’y entrer pour mesurer l’’ensemble des dégâts. 3 des majestueux séquoias centenaires à l’arrière du château sont également à terre Le parc du château est dévasté. Il faudra plus de 3 ans de travail sans relâche à une équipe de bûcherons pour venir à bout de cet inextricable mikado géant. Le paysage du quotidien qui semblait immuable a irrémédiablement disparu. Cependant, aucune vie humaine n’a été atteinte, constituant le seul point positif de cet évènement dramatique.
Photos d’archives de la famille d’Hémery
Les jours et les mois d’après
Mais très vite les d’Hémery réagissent à la fois dans l’action au présent et dans l’imagination du futur. Tout en faisant dégager cet enchevêtrement de troncs et de branches, le couple imagine dans le même temps l’avenir du lieu . “Beaucoup d’arbres datant de 1750 étaient magnifiques, et comme il avait beaucoup plu les jours précédents, les arbres se sont couchés sans que les troncs ne soient cassés. Cela nous a permis de prendre le temps nécessaire pour l’exploitation de cette catastrophe et d’utiliser les plus beaux chênes pour financer la reconstruction. Ils ont notamment servi à fabriquer les merrains des barriques de vin” Passionnée d’art contemporain et de land art, Elisabeth d’Hémery, d’origine californienne, se projette quant à elle dans l’après, l’idée étant de ne surtout pas tenter de gommer ce qui s’était passé, d’en laisser une trace en la transformant en œuvre d’art. Un mois après la tempête, elle contacte Andy Goldsworthy, par l’intermédiaire de la galerie Lelong à Paris, un artiste de land art dont elle apprécie les œuvres. Dans leur lettre les d’Hémery proposent à l’artiste de relever le défi de faire jaillir un acte créatif fort de cette catastrophe. Andy Goldsworthy arrive en octobre de la même année et découvre le lieu. En s’immergeant dans la fûtaie encore à terre, il est immédiatement conquis par le projet. Il créé un cairn en bois sur la suggestion d’Elisabeth d’Hémery, puis un second. Le premier est installé à Pâques 2021. Puis naît cet hypnotique “Pool light” 2000 bûches fendues de châtaigner jouant avec la lumière du jour. La couleur de l’œuvre évolue au fil de la course du soleil et de l’endroit d’où on l’observe et lorsqu’on se déplace. Le changement, la transformation, la temporalité sont au cœur de la démarche artistique d’Andy Goldsworthy. « Mouvement, changement, lumière, croissance et altération sont l’âme de la nature, les énergies que j’essaie de faire passer à travers mon travail »
Christian Lapie sera le second artiste présent à l’Abrègement avec son “Pré de l’entre deux”. 58 ombres tutélaires de dimensions impressionnantes veillent sur les 60 000 arbres de la nouvelle plantation, aujourd’hui âgés de presque un quart de siècle. L’artiste a méticuleusement choisi 29 billes de chênes fendues, taillées à différentes hauteurs et traitées dans un noir profond. Le nom résume la réflexion de Christian Lapie lorsqu’il visite le lieu pour la première fois au printemps 2002 alors que de nombreux arbres sont encore à terre. « Ces arbres extraits des chablis sont tordus, vrillés, éclatés et livrent ainsi l’essentiel de leur secret. Une immense souffrance. Je propose de créer un lien entre le château et la nouvelle forêt que l’on replante. Ce lien doit être un rite de passage ». On ne peut rêver mieux comme symbole de transformation et de continuité que cette œuvre monumentale.
Puis Antony Gormley et Joël Shapiro interviendront également dans le parc. Pendant l’hiver 2002, la reconstruction de la forêt peut démarrer.
Photo d’archive de la famille d’Hémery
Il aura fallu moins de 3 ans au couple d’Hémery, beaucoup d’engagement et de ténacité pour réinventer un avenir au domaine de l’Abrègement en replantant de nouveaux arbres tout en redonnant vie au bois mort .
En 2001 - Photo d’archive de la famille d’Hémery
Mai 2025, même lieu
Quelques éléments d’inspiration pour nourrir notre destinée personnelle
Elisabeth et Philippe d’Hémery n’ont à aucun moment eu l’idée d’abandonner ou de baisser les bras.
Philippe d’Hémery explique dans un sourire la détermination de son épouse pour faire renaître le bois sous une autre forme, par ses origines californiennes. Il est vrai que le mindset “never give up, never settle” est très présent dans la culture américaine tournée vers l’action.
Si ce qu’ils ont connu et leurs ancêtres également ne reviendra pas avant au moins un siècle, ils ont eu le courage et la volonté de poursuivre l’œuvre de transmission familiale en inventant une nouvelle vie au parc, sans effacer à tout prix ce qui s’était passé. Bien au contraire, ils se sont appuyés sur l’évènement pour créer une nouvelle histoire. “Aujourd’hui, on regarde les arbres grandir, on a remplacé les chênes pédonculés par des chênes sessibles parcequ’ils sont semble-t-il plus résistants au réchauffement climatique. On va procéder à notre première coupe d’éclaircie cet hiver, la vie d’une fûtaie, comme si rien ne s’était passé”
Au-delà de ce double chantier de replantation et de création artistique, la vie au domaine a également pris un tour différent. Si le château, lieu de la vie familiale, reste toujours dans le domaine privé, le parc et le jardin sont désormais ouverts au public. Labellisé Jardin Remarquable depuis 2009, l’ensemble accueille les visiteurs l’été et sur rendez-vous le reste de l’année*. Un autre “métier” pour Philippe d’Hémery “Nous en sommes très heureux parce que cela permet de rencontrer des personnes intéressantes, intéressées et très sympathiques”.
Ils ont réinventé l’histoire du domaine en liant habilement le passé meurtri par la tempête, et un nouvel avenir qu’ils transmettent à leur descendants, sans jamais douter alors que la tâche s’avérait immense au départ.
Je retiens leur forte pugnacité à surmonter des défis inattendus et violents, leur volonté de rebâtir sans vouloir effacer ou enfouir à tout prix dans leur mémoire la trace de cet évènement, de s’en servir de tremplin pour donner une autre dimension à cette histoire familiale multi-séculaire, leur capacité à faire des rencontres un moment de partage et de joie, que ce soit celles des artistes comme celle des visiteurs.
Il me tenait à cœur de partager avec vous cette histoire singulière, j’espère qu’elle vous apportera peut-être réconfort dans une période délicate, inspiration pour des projets d’avenir, ou simplement un plaisir de lecture. Si vous aimez, n’hésitez pas à inciter des amis, connaissances à s’inscrire à cette newsletter en téléchargeant la plateforme substack. Vos retours sont également les bienvenus.
*Parc de l’Abregement Bioussac 16700 - Jardin arboretum, jardin contemporain, jardin potager, land art. Ouvert en visite libre du 20 juillet au 22 septembre de 11 h à 19 h et Hors cette période visites sur rendez- vous en téléphonant au 05 45 31 84 73. Adulte: 4€ - Enfant: 2€